La tapisserie du Saint Georges

    Le texte suivant a été  écrit dans le cadre du projet de Jean Luc Buron,  @topie. Le point de départ en est l'image du chien reproduite au chapitre cinquième de ce récit.  Les chapitres de ce texte ont été écrits au fur et à mesure, à la manière d'un feuilleton.  Merci de noter que ni cette image ni ce texte ne sont exempts de droits. Yann Gourvennec  Décembre 1997  
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Chapitre Premier 

L'air était doux ce soir là. Une de ces soirées de fin de Printemps comme les aiment les Parisiens, toujours prêts à s'installer aux terrasses des cafés dès que la température se radoucit et que l'été s'annonce. J'étais d'ailleurs moi-même attablé juste en dehors de mon bistrot préféré, véritable point d'observation de ma ville de banlieue. 

Ma table était dressée en bordure du trottoir, laissant peu de place aux piétons, ce qui amenait immanquablement les plus maladroits d'entre eux à me bousculer. Les plus aimables s'excusaient, non sans s'être posé la question de savoir qui, au départ, avait gêné l'autre. Je leur faisais alors un signe de la tête, comme pour leur faire comprendre qu'ils n'y étaient pour rien, et que je ne leur en voulais pas. 

Les passants passaient, les voitures circulaient, et moi je restais là à ne rien faire, sauf à lire mon journal, à regarder mes chaussures fraîchement cirées, et épier les piétons. 

Tout était donc normal. Chaque chose à sa place, le monde continuait donc de tourner, malgré les effets de serres, les sécheresses proches et lointaines, les guerres et les famines. Ou du moins la ville de S. donnait-elle des signes de résistance au marasme. Au pire pouvais-je me dire que, même si tout allait mal ailleurs, ici il n'y avait rien à remarquer de particulier. Un antidote à la tristesse diffusée par les ondes. 

Vous allez sans doute me traiter de cynique, mais j'ai toujours eu des scrupules à calquer ma pensée sur l'opinion publique. Les journaux, par leur audience, ont tendance à amplifier les événements les plus insignifiants, élevant au rang d'actualité le moindre fait divers ou la moindre parole, aussi banale soit elle, des politiciens. Par un effet symétrique pervers, les véritables questions de société ne sont, eux, jamais traités. A quoi servent donc les journaux ? Combien d'articles pour commenter des chiffres sans expliquer comment ceux-ci sont calculés, et combien d'analyses «sociologiques» qui ne soient pas une enquête sur un échantillon d'une personne. Quant à la télévision, je ne peux plus vous en parler car je l'ai jetée un jour de rage depuis la fenêtre du salon dans la cour de mon immeuble. 

Depuis, je me passe de cette loupe déformante, et c'est au travers de mes propres yeux que je regarde désormais le monde. Bien-sûr, les raisons de paniquer ou les motifs d'insatisfaction ne manquent pas. À S., comme dans beaucoup d'autres endroits, la tendance actuelle est au bétonnage. La «marche en avant» de l'humanité a ses exigences, et il doit bien être écrit quelque part que si l'homme d'aujourd'hui a le droit de réclamer une amélioration de la qualité de son environnement quotidien (C'est même très à la mode), il a également un devoir de résignation vis à vis d'un aplanissement de ce même environnement, au bénéfice de la modernité. Et pourtant, qu'est-ce que la modernité aujourd'hui, sinon un concept très démodé. Et là, bien audacieux celui qui ose s'interposer. Toute question métaphysique pourrait très bien être interprétée comme une entrave à l'idéal économique et politique de notre société. 

_Pourquoi faire toujours mieux et plus vite? 

_Le problème ne se pose pas, Monsieur, et de toute façon, comme mon temps est compté, votre question restera sans réponse. 

Loin de ces considérations, des pelleteuses qui creusaient la forêt, des excavatrices qui perçaient la terrasse de S., j'étais là, assis sur cette chaise, et je ne bougeais pas. Le ciel bleu était à peine gêné par quelques nuages, l'air était doux, les passants étaient rieurs, tout allait donc pour le mieux, car l'insouciance était fort heureusement au rendez-vous. 

Chapitre Deuxième 

Aussi me permettais-je de dévisager quelques badauds, et quelle satisfaction d'observer l'homme de la rue, qui bien souvent d'ailleurs est une femme. 

Je me souviens d'une réplique de cinéma : Une automobile transporte trois hommes à travers Paris. Arrivent les grands Boulevards. Nous sommes Dimanche, les trottoirs sont déserts. Un des personnages fait remarquer que les Parisiens ne sont dehors qu'aux heures où ils sont censés travailler, et qu'ils restent chez eux les jours où ils devraient sortir. Ce jour-là à S., nous étions Jeudi. Il était dix-huit heures, et les rues commençaient à se vider, alors qu'elles devraient se remplir. J'ai faim et me sens prêt pour un en-cas. Je commande une saucisse chaude. Il est vrai qu'ici, les saucisses sont doubles et gratinées. J'avais oublié et ne m'en rends compte que lorsque que le plat arrive. C'est un peu trop copieux pour un amuse-gueule, et pas assez grand pour être un vrai repas. Tout cela importe peu, car c'est rudement bon. J'en commande donc une deuxième, pour faire bonne mesure. Je termine mes saucisses, puis me lève. Je remets ma chaise à sa place, et je me mets à marcher en direction de la place du château. S. est une ville amusante, dans le paysage français du moins, car sa place principale n'est pas son centre de gravité. L'aimant qui attire les promeneurs, c'est le château. C'est là une fort belle demeure, qui cumule plusieurs styles, à commencer par celui de son fondateur, Henri IV, qui se poursuit par une période renaissance grâce au séjour de François premier, s'enrichit d'un soupçon de baroque et de rococo. 

Tous ces styles étant fondus dans celui, non moins remarquable, de Violet Leduc, qui avait pour spécialité de transformer une ruine de valeur, en un édifice respectable mais sans intérêt. Ce n'est pas le cas du château de S., mais le château le doit surtout à sa situation privilégiée, au milieu d'un parc gigantesque, lui-même se perdant dans une forêt qui sert de promenade aux habitants de la grande ville. 

Et après tout, qu'avons-nous à faire de la vérité historique, si ce sont les jardins qui nous distraient. Et il est vrai que des jardins comme celui-là, on en trouve peu. Je longeai le château jusqu'à la plate-forme, afin de m'emplir les yeux du panorama Parisien. Je ne m'en lasserai jamais de celui-là. Depuis Saint W., qui se cache derrière de vieux marronniers obèses, jusqu'aux statues de Mayol qui surveillent le cours de la Seine, la route serpente en direction de Paris. Une fois la Seine traversée, elle s'enfonce dans les résidences bordées d'arbres jusqu'à Chatou, où elle retraverse la Seine. Paris est de l'autre côté, après Rueil et Nanterre. Voilà également ce que j'aime dans cette terrasse. Car c'est bien là le moyen le plus rapide d'atteindre Paris, en évitant les embouteillages. 

Je ne vous ai pas parlé du trans-suburbien. Celui-là, on le prend, mais on n'en parle pas souvent. 

Il suit son chemin, et il nous fait même gagner du temps parfois. C'est dire qu'il est sans intérêt dans la majorité des cas. Il trimbale sa carcasse peinturlurée le long de voies sinistres qui traversent - au gré des banlieues - des terrains vagues ou des alignements de demeures autrefois élégantes (C'est-à-dire avant l'avènement du trans-suburbien lui-même). Et pourtant, le viaduc de S., qui supporte le train, agrémente le paysage au nord de la ville, notamment parce qu'il cache en partie la nouvelle autoroute en construction. La vue que l'on a depuis le trans-suburbien est encore plus extraordinaire, car pour peu qu'on regarde au bon endroit, on voit la forêt, et les jeux de la Seine qui s'enroule autour des terrains cultivés par les maraîchers. Voilà à quoi étaient occupées mes pensées, les jeux de la Seine, un jour comme les autres à S.. 

J'avais fini par quitter la balustrade de la terrasse pour descendre les escaliers de marbre qui mènent aux train, victimes des excès des clochards. Il est un fait que, de par sa population aisée, la ville de S. se sent assez à l'abri des phénomènes extérieurs. Aussi, les quelques miséreux qui s'aventurent dans le centre de la cité sont-ils impitoyablement expulsés par une maréchaussée vigilante et soucieuse de la tranquillité de ses concitoyens. Et c'est bien là ce qui explique à quel point il est agréable de vivre à S.. On s'y sent en effet étranger aux misères du monde, comme protégé par un cocon. Ce qu'il est curieux d'observer, au contraire, c'est que le trans-suburbien, sorte de «No-Man's land», n'appartenant plus vraiment à la ville, voit son hall se transformer volontiers en abri pour les déshérités, voire en estaminet en certaines occasions. Très souvent, les bouteilles de rouge passaient de main en main, au grand désarroi des passants de S., qui n'en apprécient généralement que moyennement les effluves, et qui n'ayant pas froid, ne peuvent comprendre que l'on ait besoin de se réchauffer l'estomac. Je m'approchai du quai, non sans avoir payé mon ticket, et être passé par le tourniquet qui permet l'accès aux trains. Mes voisins, sans-doute pressés d'arriver au théâtre ou au cinéma, avaient trouvé une méthode plus rapide. Un employé de la RATP les observait avec placidité et résignation en tirant consciencieusement sur un mégot près de s'éteindre. Je me dirigeai ensuite vers les quais. 

Je montais dans un train bleu et rouge qui me mènerait à Paris. Nous allions traverser la colline. Puis la Seine, des banlieues riches, la Seine encore, des banlieues sordides, et enfin ce serait Paris - Lumière au bout d'un gris tunnel de tristesse. 

Chapitre Troisième 

C'est là que je rencontrai Victor. Il était assis en face de moi, sur un strapontin, et il lisait le journal. Il faisait la moue et semblait très absorbé. 

_Vous ne trouvez pas qu'il y en a marre de tous ces scandales? Me demanda-t-il. 

Victor me prenait par surprise. Je ne m'attendais pas à ce que quelqu'un m'adressât la parole en un lieu si public et à la fois si peu propice à la conversation entre inconnus. En outre, j'avais passé pas mal de temps à l'extérieur de la France, et j'étais moins absorbé que lui par les problèmes locaux. Quoi qu'il en fût, je saisissais ce qu'il voulais me dire, les scandales politico-médiatiques étant la chose la mieux partagée au monde. Etant donné mon incompréhension du détail, je décidai de situer ma réponse dans le général. 

_Pourquoi lit-on les journaux? Pour se faire des idées sur les choses, ou pour prendre les idées des autres? J'ai sans cesse l'impression d'être fautif lorsque je m'éloigne de l'actualité. J'ai alors l'impression que, dans une conversation, je vais alors être obligé d'avouer mon ignorance; que faute d'information, je ne pourrai former une opinion et la défendre. Pire encore, que si quelque chose de grave arrivait dans le monde, je serais le dernier au courant. Et j'ai l'impression d'être idiot. Il y aussi et surtout la crainte que si on se tait, rien ne bougera, rien ne se passera; que c'est surtout grâce aux informations que la corruption cessera de se répandre. Lorsque je retourne au journaux afin d'apaiser cette crainte, je le regrette presque aussitôt. Mais tout cela est du commerce. Ne nous y trompons pas. Il faut vendre à tout prix. Un scandale, même fabriqué - surtout fabriqué - vaut mieux qu'un article ennuyeux sur un sujet de fond. Et le «besoin» d'information que nous pouvons ressentir, cette culpabilité, est en partie apprise. 

Victor semblait soucieux, presque interloqué. 

_Faut-il donc arrêter de lire les journaux, d'écouter les informations, d'allumer la télévision... ? 

_Le sens critique, seul, peut nous sauver. Quitte à nous rendre cyniques. Ajoutai-je, sans bien savoir si j'étais convaincu de ce que j'avançais ou si j'essayais simplement d'étonner Victor. Ceci étant, j'ai bien l'impression que quelque chose se passe. On nous annonce l'histoire en mouvement, donc la négation de l'histoire en quelque sorte, mais ce monde est réellement en train d'exploser. Hors des certitudes, loin des préjugés, les événements, comme une longue chaîne amplifiée par les voix et les pleurs, sont là qui sapent notre quotidien, et font de notre vie un enfer, par nous créé. Alors nous parlâmes des écrivains d'aujourd'hui, comme quoi, en dehors des rêves et de l'imagination, ils s'ancraient dans ce présent noir, bien que sans catastrophes, et nous renvoyaient notre propre image. Ils sont la voix du siècle. Les chantres du mal-être et de l'amour noir. 

_Et voyez comme ils parlent de Paris! La ville est là, comme une certitude, les entourant, leur montrant que tout n'est pas mort. Peut-être leur seule certitude. La conviction qu'elle, notre maîtresse à tous, qui nous attire et nous rejette à la fois, est toujours là, comme au premier jour, immuable et indestructible, renaissant à chaque fois des cendres de son passé, un peu plus belle, toujours plus séduisante. 

Victor m'écoutait sans bien comprendre ce que je lui disais. Mais il était prêt à acquiescer à n'importe quoi. Il n'était pas très bavard non plus, Victor. Il se contentait d'écouter, et ponctuait parfois mes phrases en se grattant le nez d'une façon à la fois énervante et peu engageante. Il était bon auditeur, et peu contradictoire. Il était vraisemblablement une de ces personnes qui recherchent constamment la présence d'un esprit plus fort que le leur pour s'imprégner de leurs idées et les resservir à d'autres. 

Quant à moi, avouons-le, je recherchais l'inverse, être écouté. Bien que persuadé de l'énervement causé parfois par mes points de vue antagonistes, j'étais néanmoins à la recherche d'une amitié. Victor et moi étions faits, malgré ou plutôt à cause de nos différences, pour nous entendre, et c'est tout naturellement qu'après l'heure de voyage qui passa très vite, nous sortîmes ensemble du métro à la Motte-Piquet Grenelle. 

Nathalie nous avait rejoint un peu plus tard, à la sortie du métro. Je m'étais arrêté, comme d'habitude, devant la vitrine du marchand de musique afin d'observer les instruments. Moi qui aime la musique plus que de raison, et même l'ai pratiquée assez longtemps, me sens toujours un peu comme un enfant devant tant d'instruments, beaux et tentants, mais pour la plupart inaccessibles; j'ai bien envie de toucher ces pianos aux bois vernis marqués de lettres d'or, ou de caresser les violons qui semblent si minuscules qu'on se demande bien quelle fut la taille du «petit violon» imaginé par Ramuz. Mais quelque amoureux que soient les regards que je pose sur eux, ils sont si nombreux à ne pas vouloir parler quand je les touche. Une fois, rue Rambuteau, chez un vendeur d'instruments d'occasion, j'ai pu pincer, même timidement, les cordes immenses d'une contrebasse. Connaissant quelques rudiments de guitare, je pus en tirer quelques sons, et ma joie n'avait d'égal que l'embarras que j'éprouvais pour avoir produit, en public, des sons si indignes d'un véritable musicien. Malgré les années d'étude, les heures de solfège, la théorie de la musique rabâchée à longueur d'années quand j'étais petit, je me sens toujours comme un enfant; comme cet enfant que j'étais, terrorisé par les questions inquiétantes et parfois piégées de l'intraitable professeur de musique de mes débuts: 

_Alors, vous! C'est quoi la durée de l'anicroche? 

Chapitre Quatrième 

«Some people say there are true things to be found, some people say all kinds of things can be proved. I don't believe them. The only thing for certain is how complicated it all is, like string full of knots» Jeanette Winterson - Oranges are not the only fruit. 

Nathalie regardait les mêmes instruments que nous, à la devanture du magasin. J'avais peut-être les moyens d'acheter n'importe laquelle de ces merveilles, mais pas d'en jouer. Elle, c'était le contraire. Emerveillé par la présence de quelqu'un qui pouvait, même sans le prouver véritablement, jouer de tous ces instruments, je décidais d'emmener mes nouveaux amis discuter autour d'un verre au «Pierrot». 

Il était doux de ne penser à rien de profond, de goûter simplement la joie du partage d'un verre entre amis, car il est vrai que nous vivons une paix sans pareille. Nul, ni rien de particulier nous menace directement et nous sommes plus opulents que jamais. Du moins ce ne sont pas ceux qui ont le plus de raisons de se plaindre qui alimentent la chronique, et la chronique elle-même n'entraîne pas de changement notable, au point de n'avoir plus que le mérite d'exister. Nous pouvons aller où bon nous semble, et il n'est pays au monde qui nous ferme ses portes. Nous avons tous plus ou moins vu des terres étrangères, parfois même exotiques, et dans le pire des cas, notre pays est devenu notre jardin. Mon arrière grand-mère, elle, n'avait jamais quitté sa ville de province, et pourtant elle a vécu presque cent ans. Nous jouissons pour la plupart d'un confort domestique appréciable. Nous vivons sans réelle peur du lendemain, et toutefois cette liberté semble peser plus lourd que les ailes qu'elle nous donne; les plus touchés par la misère ne sont pas les plus abattus. La nostalgie s'installe, inexorablement. 

Judas, l'obscur personnage de Thomas Hardy doit bien se marrer. 

Nous sommes là, empreints d'oisiveté et de désarroi, à nous lamenter sans cesse, et à regretter toujours quelque chose. Il y a aussi l'idée diffuse que nous entrons dans un monde nouveau, où l'Homme n'aura plus tout à fait la même place. 

À l'opposé, il y avait la ville de B., son apparente insouciance, son luxe et ses ruines, pour reprendre l'expression du Frankfurter Allgemeine : «Luxus und Ruinen», la phrase ne pouvait pas mieux être choisie. Je ne sais pourquoi, entre mille autres villes, je choisis ce soir là d'évoquer B. devant Victor et Nathalie. Il faisait plus frais dehors, et maintenant la chaleur artificielle du café - où la lumière des spots coupait les nuages de fumée des cigarettes - nous protégeait du monde extérieur. Derrière les vitres, les rues se montraient vides. Elles étaient par endroits tâchées de la lumière pâle des lampadaires. De temps en temps, le métro perçait le silence, pour quelques instants. 

B., cité du Levant, Août 199X. 1 million d'habitants, ou 2, ou 3 ? Qui sait ? On n'a pas fait les comptes depuis 1936. Histoire de maintenir la confusion au sujet du nombre exact de Chrétiens sans doute. Questions de pouvoir, peut-être. 

B., Août 199X, il fait chaud. Quelques hommes d'affaires européens à la terrasse du Beach-Club sont en train de traiter des affaires. Ils sont peu à venir dans la ville qui se reconstruit. Ils sortent leurs papiers sur la table, ceux-ci se gondolent immédiatement tant l'humidité est présente. Les bidonvilles de la banlieue Sud sont plus sales que jamais. Une bande d'agitateurs a mis le feu à l'incinérateur d'ordures. On pensera que j'affabule et qu'on ne peut pas brûler des incinérateurs. C'est pourtant la vérité. Les choses les plus vraies sont toujours les plus difficiles à croire. 

B., Août 199X, c'est la paix. Les militaires de la puissance étrangère voisine sont postés a tous les coins de rues. La ville est sûre. Il n'y a pas de vols; il y a trop de militaires pour ça. C'est la paix. À N., 10 km plus au Sud, soit à 5 km seulement de l'aéroport, les positions palestiniennes du FPLP viennent d'être pilonnées. Tout va bien, nous sommes loin de la guerre. 7 ans déjà, enfin presque. Le centre ville est rasé, il sera reconstruit; peut-être. On repart de zéro. 

Chapitre Cinquième 

Je passe le check-point de l'armée «amie», toujours la même. 

_Marhaba 

Rien à signaler. Je poursuis mon chemin. Le Carlton: détruit; le Piccadilly: pulvérisé; le St Georges: il ne reste que les murs. Un jour ils seront reconstruits. Le St Georges y gagnera même un étage paraît-il. 

Etait-ce bien un chien? 

Je me souvins alors d'une étrange tapisserie qui autrefois les murs de cet hôtel. Il s'agissait d'un drôle de chien, sa tête se détachait de son corps; son museau était pointé en l'air, et tourné vers l'arrière de son corps. Le bas de ses pattes se terminait par des roues, petites à l'avant, plus grandes à l'arrière, qui lui donnaient des airs de trottinette. 

Le dos du chien - mais était-ce bien un chien - était transpercé de part en part de branches qui sortaient de son corps. La tapisserie était d'une couleur bleue sombre, irréelle. J'allais souvent, à l'époque, boire un verre au bar du St Georges. C'était le début de mon séjour au pays du lait et du miel; par la suite, je devais y revenir plus d'une fois. 

J'y rencontrais Helmut Harm, le grand archéologue allemand, membre de la section de mythologie Cananéenne de Heidelberg. Harm souffrait fort de la chaleur, ce qui lui donnait toujours une bonne excuse pour aller vider un verre au grand hôtel. C'était là le lieu favori de la bourgeoisie du cru, qui allait se dorer au bord de la piscine en mangeant des glaces. Envahi par les foules toutes les après-midi, l'hôtel devenait plus accessible après 6 heures. C'était l'heure à laquelle j'arrivais moi-même de l'ambassade. J'y retrouvais, en cachette, ma maîtresse d'alors, la femme d'un Lieutenant Colonel de l'armée régulière qui partait trop souvent en manœuvres. Elle venait de trouver l'indépendance en se mariant avec ce type, de 30 ans son aîné. Il est plus facile d'échapper à la surveillance d'un seul homme qu'à celle de toute une famille. Nous prenions tous deux un bol de libertinage, imités en cela par tout un troupeau de bourgeois tous plus faux les uns que les autres. Il n'y a pas de morale à chercher dans cette histoire, c'était simplement dans l'ordre des choses. 

A l'ambassade, je travaillais comme attaché culturel. Le titre était pompeux, mais il s'agissait surtout pour moi d'assurer la logistique pour les artistes français que nous invitions à venir se produire à B. ou aux peintres et musiciens locaux que nous envoyions en France. Ce métier, somme toute agréable, ne me ruinait pas la santé, et me permettait de discuter avec des gens intéressants, pour peu qu'ils se laissent approcher; ce qui n'était pas toujours évident. 

Harm n'avait rien à voir avec mon travail. Je l'avais rencontré lors d'une de mes visites à J, l'antique ville Etat de Gubla, où il était directeur des recherches archéologiques. C'est lui qui me fournit une explication pour cette tapisserie. L'étude de la mythologie Cananéenne n'est pas une tâche aisée. Le nom lui-même est déjà un mystère. Les habitants nommaient déjà Cananéenne cette région, dès 300 avant J.-C. L'origine du mot pouvant être l'hébreu "cana'ani", sans qu'on en soit vraiment sûr, voulant dire «marchants», car ces peuplades étaient déjà réputées pour leur art des échanges commerciaux. Peu ou pas de ces poèmes théogoniques, cependant, qui nous ont livré tant sur la Grèce et la Rome anciennes. Les anciens peuples de ces régions connaissaient le papyrus, et bien que plus avancée que le marbre ou la tablette de cire, ce support de communication avait une inconvénient majeur: Il était périssable. Les papyrus disparurent donc et, toute trace formelle et tangible des récits étant absente, les experts procédaient donc par recoupements. Les divers sanctuaires de J., dont ont dit que c'est la plus vieille cité du monde (- 7000 avant notre ère), étaient donc autant de livres ouverts, avec leurs bas-reliefs, leurs inscriptions, et leurs listes de dieux. 

Chapitre Sixième 

C'est donc à J. que Harm, qui s'était lancé sur les traces du pionnier Ernest Noran, avait fait la découverte troublante de cette divinité inconnue, Laab, le chacal de la discorde. Bien-sûr, toutes les découvertes de Harm sur Laab étaient à prendre avec une certaine circonspection, car aucun de ces textes sculptés sur les murs de Gubla il y a quelque 3000 ans par les Cananéens ne pouvaient être authentifié avec certitude. Certes, on connaissait bien cet alphabet; il était même assez simple, car il ne comportait que 22 consonnes. Qui plus est, il était à l'origine de la plupart des écritures modernes. 

La difficulté venait plutôt de la grammaire, dont on maîtrisait encore assez mal les mécanismes, sans parler du lexique, basé sur des traductions multilingues, partielles et divinatoires. Helmut était quant à lui le meilleur spécialiste de cette langue bizarre, aux lettres en forme de roues de bicyclettes, et il savait faire parler les vieux textes. Une difficulté supplémentaire venait du fait que des pillards avaient arraché quelques pierres ici et là, afin de rapiécer leurs souks ou leurs maisons de campagne sises dans les vallées encaissées des Chrétiens. Harm pourchassait sans relâche les voleurs de trésors aux quatre coins du pays, qu'il écumait au volant de ce qu'il appelait son "Panzer", c'est-à-dire sa vieille Jeep aux freins incertains et aux amortisseurs virtuels. Il avait déjà récupéré des parties de bas-reliefs ici et là, à T. la ville commerçante du Nord, et à E., en haut de la montagne, près des arbres millénaires et irréels des anciens Cananéens. Ces arbres, un Turc éclairé les avait protégés en son temps, et Helmut se sentait le même devoir envers les pierres et les textes des anciens habitants de ces contrées. 

Aussi, lorsque je quittais Rita, la femme du Lieutenant Colonel partie retrouver son médaillé de mari afin de faire bonne figure en société, je m'asseyais à la table de Harm où nous passions beaucoup de temps à boire cette solution d'anis et de vin, à grignoter des pistaches et des noix de Cajou. 

_ Ah! Voyez-vous, me disait mon ami de la pointe de son accent délicat, ces Cananéens n'étaient pas que des marchands. Ils furent de véritables conquérants, qui répandirent leur culture en Afrique comme chacun le sait, mais qui ont également essaimé en Espagne, où leur descendance est nommée celtibérienne par les archéologues. 

Harm était toujours très modeste, car ces découvertes étaient bien entendu les siennes, et elles ne devaient pas grand-chose à ses confrères, si ce n'est des commentaires acerbes qui le poussaient à rendre ses recherches toujours plus précises et plus brillantes. 

_Ainsi, poursuivait-il en triturant sa moustache fine de la main droite et en épongeant son front moite de l'autre main avec un grand mouchoir à carreaux rouges, j'ai découvert plus tard que ces même Celtibériens s'étaient embarqués vers 1500 avant Jésus Christ pour les îles britanniques, et qu'ils les avaient colonisées. 

Harm prétendait que c'étaient ces mêmes Celtibériens qui étaient les auteurs du livre de Ballymote, en Irlande dès 1200 avant notre ère. Celui-ci était écrit dans un dialecte nord africain, authentifié par des philologues de l'université de Chicago, Michigan. Ces envahisseurs n'étaient autres que les fameux Celtes antiques de nos contrées, qui ayant quitté leur pays d'origine, en route vers ces pays du nord, étaient passés par la Bretagne, où ils ont laissé tant de traces mystérieuses. 

_Le pays de ces Cananéens, ce pays où nous nous trouvons aujourd'hui, est le berceau de maintes civilisations, non seulement celle que voyez vivre aujourd'hui autour de vous à B., mais la vôtre aussi, celle de votre Celtie d'origine, et bien d'autres encore. 

Il pointa alors son index vers la tapisserie qui ornait le mur du salon du Saint Georges, et que nous apercevions parfaitement depuis l'endroit où nous étions assis. 

_Et celui là, ce vulgaire chacal, disait-il avec une émotion qui faisait trembler sa voix, aura fait résonner la terreur depuis des siècles dans tous ces pays. 

Chapitre Septième 

Les bières avaient baissé de niveau dans les verres. Les deux garçons du café étaient partis. Ils avaient rangé dans une penderie située derrière le bar leurs noirs gilets à petites poches, après avoir mis les billets de banque dans le tiroir de la caisse enregistreuse qui trônait sur le zinc. Les tables autour de nous étaient vides et les chaises retournées nous encerclaient de leurs pieds pointés vers le ciel. 

La patronne montait la garde derrière le bar en lisant un roman à couverture noire. Je pense également qu'elle nous écoutait par-dessus sa lecture. Elle avait baissé les lumières autour de nous. Le café semblait nous appartenir. Tout baignait dans un calme précaire, intime et rassurant. Nous pourrions poursuivre notre discussion. 

Victor continuait de ponctuer ses phrases en se grattant le nez, et Nathalie me faisait maintenant des yeux de biche. Les bières furent promptement remplacées et des cigarettes s'allumèrent. Nous pouvions désormais replonger dans la chaleur impalpable de la ville de B. qui régnait là bas il y a vingt ans comme aujourd'hui. 

Chapitre Huitième 

Helmut de m'avait jamais paru si agité. Moi qui d'ordinaire admirait son calme, ne comprenais pas ce qui se passait. Sans doute n'avais-je pas sa sensibilité et mon insouciance me portait à ignorer les signes avant-coureurs d'un malheur qui bouleverserait ma vie et celle de bien des personnes autour de nous. Harm faisait partie de ces gens qui respirent leur environnement, qui le comprennent, sans jamais devoir prendre part, et qui inondaient les autres de leur sagacité. 

Combien de fois n'avais-je pas remarqué en moi même ce trait de caractère chez mon ami archéologue, celui-là même qui me faisait tant défaut. Quant à moi, je vivais au jour le jour, sans bien comprendre ce qui m'arrivait, ni même chercher d'ailleurs à en savoir plus. Il me suffisait de respirer de manger et de dormir, et encore de quelques autres choses. Il se pouvait même que parfois je ne fasse pas semblant de travailler. Je me satisfaisais même fort bien d'emprunter Rita à son Lieutenant Colonel puis de la quitter tous les soirs, en feignant de l'ignorer, comme s'il s'agissait d'une putain rencontrée dans la rue. 

Harm avait le don de sentir ce qui pouvait arriver, de palper l'imprévu. Et pourtant, Dieu sait combien il y a de faits sans importance dans nos existences. Combien de mystères, combien d'illogismes, combien de catastrophes évitées de justesse. Combien de drames incompréhensibles qui n'auraient jamais dû arriver et d'autres aussi nombreux arrivés sans crier gare. Helmut sentait le danger qui montait. Cela était visible ce soir là. Il me fit prendre conscience pour la première fois de ce qui se passait autour de moi. 

Il essuya son front du revers de sa main car son mouchoir, trempé lui aussi, était devenu inutile. Pour ma part, je restais stoïque, n'étant que rarement incommodé par la chaleur. Je pouvais tenir toutes les températures, et j'avais même coutume de dire que je ne me sentais bien qu'à partir de 35 degrés. C'était à peine un mensonge, car j'aimais cet endroit, sa bonhomie, son soleil, et sa chaleur était un don du ciel. Harm redressa ses petites lunettes d'un geste calme de l'index appuyé sur la barre qui reliait les deux cercles de verre entourés de métal. 

Il reprit un verre de cette liqueur anisée, et je l'imitais volontiers. Après s'être rafraîchi, il reprit son discours. 

_Laab, dit-il, le Dieu chacal était une divinité des anciens Cananéens. Probablement un des dieux principaux comme semblerait l'attester les nombreux cartouches retrouvés sur les murs de J. Il était le symbole de la force paisible, de l'équilibre qui régnait en ces temps là dans la région. A savoir un équilibre difficile et instable, où les différents clans acceptaient de vivre dans une apparente neutralité, et dans le respect des autres. Il n'y avait pas, il n'y avait probablement jamais eu, de moment dans cette histoire où les clans avaient vécu en "parfaite harmonie" comme le veut l'expression commune. Mais ce relatif équilibre était probablement ce qui se rapprochait le plus de cette image d'Epinal. 

Chapitre Neuvième 

Et d’aucuns croient qu’il suffit d’un peu de chaleur pour rendre nos vies plus douces; que nos latitudes sont faites pour les animaux à sang froid; que seul le soleil pouvait nous sauver de la tristesse qui s’accroche à nos souvenirs. Laab, le Dieu Soleil, le Seigneur des festivités de l’Héliopolis moyen orientale nous montrerait que le soleil brûle aussi, qu’il ne fait pas qu’illuminer nos jours, qu’il assèche et aussi parfois qu’il rend fous ceux qui sont restés trop longtemps sous sa flamme. 

Cela se passa un beau jour de Septembre, il y a 2795 ans. C’était la fin de l’été, en ces terres méridionales, où la pluie ne tombe qu’à partir de l’automne, afin d’inonder les montagnes de son bienfait, d’abreuver les oliviers et les conifères et de grossir les sources et les ruisseaux. Avant cette saison, le soleil règne en maître, la poussière s’installe, et les neiges en haut des cimes s’amenuisent jusqu’à disparaître complètement. Harm continuait son récit en faisant périodiquement remonter ses lunettes le long du nez, tant la sueur abondait sur son visage. À chaque pause dans son histoire, il tendait la main vers son verre afin de se rafraîchir. 

_Laab, poursuivit-il était au centre de ces festivités qui selon notre calendrier, auraient pris place vers le 7 Septembre de cette année là. Les fêtes de Laab étaient une institution respectée des Cananéens, et tous les clans s’y retrouvaient afin de célébrer celui qui leur donnait, chaque année à cette même époque, la lumière qui mûrissait des généreuses grappes du raisin qui peuplait la vallée. Alors, chaque année, à la fin de l’été, et ceci depuis des lustres, les chefs de chaque clan entraînaient amis et famille à leur suite, et tous s’en allaient fêter Laab en sa vallée de soleil, au bout de laquelle un temple se dressait, du haut de ses colonnes de granit rose égyptien de 22 mètres. 

Ils prenaient donc la route en usant de tous les moyens qui étaient à leur disposition; les chevaux, les dromadaires, les ânes que l’on fouettaient sans relâche et à qui l’on donnait des coups de talons pour qu’ils suivent le reste de la caravane; les carrioles sur lesquelles on jetait les enfants au milieu des sacs de vivres et d’offrandes à la gloire des dieux. Beaucoup marchaient, les moins riches surtout, à côté de la caravane, car ils ne pouvaient se permettre l’avoine des animaux. Les enfants de ceux-là, infatigables au début du voyage, mais vite épuisés étaient parfois secourus par des paysans plus riches; d’autres fois, ils s’arrêtaient sur le bord de la route, en pleurant sur les genoux de leurs parents. Puis ils refusaient d’aller plus loin, et passaient là la nuit en affrontant le froid qui venait des montagnes comme ils pouvaient. 

Il arrivait que l’un d’eux meure, trop faible pour résister, le ventre vide. La procession durait longtemps. Cette vallée - ce plateau en fait, car il est suspendu à 1200 mètres au dessus du niveau de la mer - que les Latins appelèrent plus tard Coele Syria était une bande fertile de plus de 150 kilomètres de long coincée entre deux chaînes de montagnes, vertes et hautes à l’Ouest, arides et moyennes à l’Est. Ce corridor de verdure, qui avait été le théâtre de maintes invasions et pillages était parfois hanté par des hordes de bandits ou de soldats - n’était-ce pas un peu la même chose ? - qui s’attaquaient aux moins vaillants et aux plus fortunés des pèlerins, surtout quand ils avaient l’imprudence de rester en retrait du groupe. Le gros de la procession, arriverait sans encombre au Temple de Laab, comme tous les ans; sauf en 989, où une attaque sanglante avait eu raison de la moitié des gens massés sur la route. 

Chapitre Dixième 

Le Temple mêlait le bois de cèdre au granit de ses colonnes. Celui-ci était peint de couleurs vives qui survécurent jusqu’au dix-neuvième siècle, au moment des principales excavations des ruines. La vue de ce Temple, pour beaucoup, était comme une délivrance, après ce long voyage, et le signe de festivités de réjouissances mêlées de rites de libations et de sacrifices; humains pour certains. 

Aucun des festivals cananéens ne durait plus d’un jour, sauf celui de Laab, qui s’étalait sur sept jours et sept nuits, et où les offrandes le disputait aux festoiements. Le premier jour, prenait place la déchéance de Muduzi, qui représentait vraisemblablement dans la mythologie d’alors, le maître de Laab, Dieu de la nuit; coupable d’avoir tenté de se débarrasser de son demi-dieu de serviteur. Voyant la popularité de Laab prendre le pas sur la sienne au sein de l’Olympe et dans les yeux des fidèles, Muduzi aurait donné l’ordre à ses esclaves d’empaler le chacal, vivant, sur des pieux enflammés. Ils étaient sensés découper ensuite l’ennemi de leur maître, en rôtir les tranches ainsi découpées et les servir à Muduzi, accompagnées de légumes frits et de feuilles de vignes farcies, bouillies dans le bouillon fait des os du chacal. 

C’était sans compter sur la maladresse des serviteurs de Muduzi. Ils s’approchèrent de Laab alors que celui-ci dormait profondément, dans la chambre qui lui était réservée, sous celle de Muduzi, près d’un brasero brûlant des braises qu’il contenait. Toutes les torches étaient éteintes, et seul le brasero diffusait encore quelque lumière. C’est bien là ce qui entraîna la perte des maladroits assesseurs du maître de maison. L’un d’eux heurta une table, sur laquelle des dévots acquis à la cause du Dieu chacal avaient déposé des vivres. Les timbales de vermeil qui contenaient les offrandes tombèrent ainsi sur le sol de marbre, réveillant immédiatement le Dieu Soleil, qui bondit sur les trois hommes avant qu’ils aient eu le temps de sortir leurs armes. 

Le chacal tua de ses propres dents les trois serviteurs, puis les autres qui dormaient encore, les cuisiniers, les esclaves, puis finalement Muduzi lui-même, dont il arracha un à un les lambeaux de chair avant de les manger pour s’approprier la force du mort, selon les rites guerriers des dieux. 

C’est pourquoi la procession des fêtes de Laab était toujours emmenée par un étrange équipage, qui comprenait bien-sûr un chariot surmonté d’un chacal, la tête haute, le museau pointé vers le soleil, monté sur des roues, suffisantes pour passer les cols et redescendre dans la vallée. À son côté, sur un char surmonté d’un trône, se trouvait celui qui, pour un an, avait été promu au rang de roi; le roi Muduzi. 

Pendant toute une année, il avait - cet individu pouvait être le fils d’un riche dignitaire, du Roi lui-même, tout comme le plus vil des manants - le droit de demander qu’on satisfasse ses moindres désirs. Tout luxe était permis à ce drôle de Roi, qu’on mettrait à mort dans un rite sacrificiel, lors des prochaines fêtes de Laab, non sans l’avoir humilié et déchu de ses droits. 

Le cortège de tête, traditionnellement, attendait le reste des fidèles dans la vallée, à l’endroit où se trouvent les vignobles de Frekaya. Les foules de tous les coins du royaume rejoignaient cet équipage afin de poursuivre leur route vers le nord-est. Le voyage trouvait son but avec l’antique cité du soleil, au bout de la route de Tadmor. 

Chapitre Onzième 

Cette année-là, en 798 d’avant notre ère, tout se déroulait comme prévu, et Kien, le forgeron qui avait été élu l’an passé roi Muduzi lors des dernières fêtes de Laab, sentait venir sa dernière heure. On lui avait arraché ses vêtements de riche brocart, et les fils d’or pendaient désormais sur la soie blanche, qui laissait voir des parties de son corps à la foule amassée sur le bord de la route. Ces gens lui crachaient à la figure et l’insultaient. 

Kien pensait que cela faisait partie du jeu qu’il payait là le stupre et le luxe dans lesquels il s’était complu pendant ces douze derniers mois. Il se disait également qu’il avait eu de la chance car maintes fois, les exigences trop fortes des rois Muduzi les amenaient à se faire massacrer avant même la prochaine fête de Laab, la populace ne pardonnant pas aisément qu’on abuse de ces pouvoirs prétendument illimités. 

Kien s’était concentré sur l’accroissement de ses plaisirs personnels, qui ont l’avantage de n’empiéter sur le pouvoir de quiconque. Kien était bien trop malin - son âge avancé lui avait donné de l’expérience - pour rester en dehors des querelles partisanes, et éviter d’étendre ses exigences sur les biens d’autrui, action qui déclenche à coup sûr des hostilités sanglantes entre les possesseurs de richesses et les envieux qui les convoitent. 

En cette année 798, la procession mit six jours pour atteindre le Temple de Laab. Les nuits étaient très fraîches - il y eut quelques pertes dues au froid - et les journées très chaudes. Les premières neiges étaient tombées sur les plus hauts sommets, et une brise montagnarde chassait vers l’Est de la vallée les odeurs de sang et de viandes âcres laissés par les sacrifices des prêtres. Les prêtres avaient préparé les cérémonies comme il se doit, en massacrant force ovins à la veille de l’arrivée des pèlerins. Le sang des animaux était versé sur les autels en offrande à Laab et à Nainna, la femme de Muduzi, que le Dieu Chacal prit pour femme une fois qu’il eut tué celui-ci. Laab et Nainna, selon la légende, eurent 12 enfants, mi chacals, mi hommes, mais à chaque fois, dans leur dixième année, leur père les mangeait, afin d’éviter qu’ils lui prennent son pouvoir, immense depuis la disparition du perfide Muduzi. 

Plus il mangeait sa progéniture, plus il s’enrichissait de leur jeunesse, plus il semblait puissant. Nainna, implorant Laab de lui laisser ses enfants fut enfin écoutée par le Dieu qui laissa vivre son dernier fils jusqu’à l’âge de 16 ans. À la veille des ses 17 ans, Laab se décida à se débarrasser de cet encombrant héritier dont l’entraînement militaire avec le maître de guerre Gugalan, le «taureau des cieux» l’irritait et l’inquiétait profondément. 

Au moment de partir, Nainna essaya de le retenir, comme tous les jours depuis sept ans, en lui offrant ses charmes. Mais beaucoup de temps avait passé, Nainna avait énormément vieilli, et Laab, lassé de ce jeu et de sa compagne, la dévora sans plus attendre. Au moment où il pénétra dans la chambre de son fils, celui-ci ayant été réveillé par les cris d’épouvante de sa mère, enfonça six pieux dans le corps de Laab qui s’effondra. À sa mort, le soleil s’obscurcit pendant deux jours et la foule lyncha le fils rebelle pour le punir de ce crime qui privait la terre de sa précieuse lumière. 

À l’instant même où le fils de Laab expira, le soleil réapparut. On décida donc de fêter le Dieu chacal pour le remercier et d’embaumer son corps qu’on plaça sur un chariot, afin de le montrer lors de ces processions qui lui seraient dédiées. On l’embauma selon les méthodes des anciens Egyptiens, et l’on fit venir du Nil des spécialistes de cet art qui opérèrent jour et nuit sur le Dieu chacal. 

Chapitre Douzième 

L’embaumement de la bête dura sept jours et sept nuits, et on préserva les pieux qui étaient entrés dans son corps en mémoire du meurtre qui faillit coûter si cher aux habitants de ce pays de soleil. On dut aussi détacher sa tête de son tronc afin de parfaire la conservation de l’animal. 

Ce n’est qu’après qu’on s’aperçut que les pieux bourgeonnaient sur le dos de Laab, et que de nouvelles branches y poussaient, témoins de la vivacité du Dieu. Bien-sûr, le chacal qu’on montrait aujourd’hui dans les processions n’était plus qu’une pâle effigie de son et de jute, et la momie de Laab était depuis des siècles entrée dans la légende qui ornait les frises de Gubla, de Tadmor et d’ailleurs. 

Laab était fêté dans tous les pays de la région, et il avait traversé toutes les cultures; et peut-être même toutes les religions. Il était parfois associé au malin du fait de ses côtés sombres, et il avait eu aussi sa tour, bâtie toujours plus haut vers le ciel, et qui avait provoqué la colère d’un autre Dieu. Mais c’est une autre histoire. 

Les pèlerins s’engageaient maintenant dans l’enceinte du Temple. Ils portaient Laab et Muduzi au-dessus de leurs têtes en chantant. 

_Laab est déchu, Laab est déchu, Laab n’est plus. 

 Péri a le Prince, Seigneur de la Terre ! 

 Laab n’est plus, qu’adviendra-t-il du peuple ? 

 Le fils de Gadan (n’est plu) ! 

 Qu’adviendra-t-il de nous tous ? 

 Après Laab, seules les ténèbres nous restent 
 

La traduction, bien qu’imparfaite et incomplète était due à Harm lui-même, qui avait trouvé le fragment du chant liturgique sur les corps des colonnes de Gubla et de Jaran, l’autre cité cananéenne. Helmut était content de son travail. Neuf ans de recherches acharnées avaient enfin portées leurs fruits. Nous commandâmes des narguilés au tabac de miel que nous persistions, en bon européens, à fumer avant le repas quand tous les gens autour de nous les fumaient en mangeant. Une fois les braises disposées en équilibre sur le pot de terre qui contenait le tabac, Harm poursuivit son récit. 

Les prêtres, massés au bord du chemin lançaient des fleurs sur la représentation du Dieu chacal, et des pierres sur le roi Muduzi. Kien serrait les poings. Ses mains étaient liées à son «trône». Une pierre venait de lui fermer un œil, une autre, lancée avec véhémence et précision par un jeune moine au crâne rasé qui avait pris position sur le haut d’un mur d’enceinte du Temple, lui arracha d’un coup toutes les dents. Le jeune moine sauta de joie sur son mur, acclamé par les hourras de la foule. Hélas, il se prit les pieds dans sa longue robe et tomba du haut des remparts; il se fracassa la tête contre une grosse pierre et mourut sur le coup. La foule s’émut fort de cet incident. 

La procession s’arrêta et la masse se rua sur Kien qu’elle arracha à son siège de torture pour le traîner à terre et l’achever à coups de talon et de crosses. Son agonie fut terrible, car l’homme était solide. Une fois le roi Muduzi inconscient, on le découpa sur place sans même bien s’assurer qu’il fût mort. 

Mais les fidèles de Laab en voulaient plus. Pendant que certains emmenaient les restes de Kien pour les brûler, comme il est fait d’ordinaire, d’autres avancèrent qu’on devrait le manger. C’est Drusabal, le chef des contrées du Sud qui prit la parole. 

_Ce chien a provoqué la mort d’un prêtre du Dieu que nous vénérons tous. Sa mort ne nous suffira pas. Il est coupable de ce meurtre, et à travers ce meurtre, de celui de Laab lui-même autant que d’avoir trop joui de ses prérogatives «royales». Vidons le de son sang et mangeons sa chair en souvenir de celui que nous sommes venus fêter aujourd’hui. 
 

Harm s’interrompit pour reprendre son souffle. Il se faisait tard, Nous fîmes venir un grand plat de fattouche agrémentée de Rekakats, de purée de pois chiches et de foul. Les Kebbés frits arrivèrent peu après; notre faim apaisée, mon ami reprit ses esprits et la suite de l’histoire de nos Cananéens adorateurs de chacal, tout en dégustant un café arabe à la cardamome, qu’un homme en costume Turc moulait devant nous. L’homme ponctuait chacun de ses gestes par le bruit du pilon qui heurtait le bord du creuset. L’ensemble des bruits formait une musique rythmée, à la manière de ces instruments de percussion qu’on nomme Talking drums. 

Chapitre Treizième 

« Chaque jour, chaque nuit, sous son oeil se déroule le même spectacle de terreur et de meurtres. Cet oeil est-il vraiment impuissant ? Est-il seulement étonné ? Et s'il était simplement un peu distrait et qu'il regardait ailleurs ? Pourtant certains le désignent du doigt comme cause de tous ces méfaits. Comme mobile parfois, comme excuse souvent. » Young Van Crenne, Compartiments tueurs, Bruxelles – 1898 

Le dégoût m’eût envahi si je n’avais eu – à maintes reprises d’occasions de doutes de l’humanité des hommes, écran à une animalité sans cesse prouvée. De tous temps, les Cananéens, comme les Chrétiens plus tard, avaient lutté contre l’atavisme qui les poussait à croquer leurs semblables, que ce soient leurs ennemis vaincus pour s’emparer de leurs vertus guerrières, ou leurs propres enfants dans un but Kronosien d’immortalité. 

Ainsi, la proposition de Drusabal, loin d’horrifier les fidèles, trouva un écho immédiat parmi eux. Ils se ruèrent donc vers ce qui restait de Kien. Le chef sudiste démembra le pauvre forgeron dont on brûla les restes, qui furent servis le soir même au cours d’un banquet offert en l’honneur du Dieu. 

Il est commun de croire, poursuivit Harm, de plus en plus agité, que seuls les Aztèques recouraient à ces pratiques. Il s’agit d’une erreur. Ici même, elles étaient sinon appréciées, du moins en vigueur, et cette nuit là n’était pas, en soi, exceptionnelle. Le vrai drame, aussi sordide soit cette remarque, n’est pas qu’on eût mangé de la chair de ce pauvre homme, mais plutôt qu’Enlil, le prince des provinces de l’Est ait pris ombrage du rôle joué dans cette affaire par Drusabal. Et il serait faux de croire que Drusabal lui même n’ait pas agi sans arrière-pensées d’ailleurs. L’homme du Sud, traditionnellement méprisé par les suzerains nantis de l’Est et de l’Ouest, voyait ainsi le moyen de se faire reconnaître et respecter de tous. Ainsi, Enlil prit-il la parole ce soir-là, alors que tous étaient attablés autour de leur festin macabre. Il proposa un sacrifice encore plus « beau » et plus grand. Demain, au lever du soleil, on amènerait les enfants âgés de quatre à dix ans en procession jusqu’à l’autel de Laab, au milieu de chants de louanges, d’hymnes et sur des lits de fleurs de jasmin et de lys. Puis on sacrifierait les enfants avant de servir un banquet en leur « honneur ». Nul besoin de décrire le menu ajoutait Helmut Harm en avalant, point écoeuré, un kebbé froid. 

Drusabal dut, pour ne point perdre la face et s’imposer comme chef, accepter que son fils Sems fût envoyé au bûcher le lendemain. Enlil avait lui aussi deux enfants dont il venait d’offrir la vie au prêtres de bonne grâce. Toute critique de la part de Drusabal eût été interprétée comme une reculade. Il était tout simplement hors de question de refuser. La foule se rangea derrière ses deux meneurs comme un seul homme, échauffée par la bière d’orge et le goût du sang. 

Le chef méridional passa la nuit à serrer son cher enfant de cinq ans qui dormait dans ses bras. Demain, au lever de l’astre de lumière, ils se diraient adieu, à jamais. Enlil, quant à lui chargea ses lieutenants Baldr et Hodus de battre la campagne, de trouver une famille consentante, qui contre un peu d’argent et de blé accepterait d’échanger ses enfants contre ceux d’Enlil. Ces gens garderaient ces enfants encore six jours, le temps que vienne la fin des festivités. Alors Enlil enverrait ses sbires à nouveau afin de les récupérer. L’échange fut fait promptement auprès de pauvres fermiers de la plaine qui crevaient de faim et se réjouissaient même de se débarrasser de deux bouches à nourrir. 

Le lendemain, tout se passa comme prévu, et dans la joie de plaire à un hypothétique canidé sanguinaire, on versa encore plus de sang en sacrifiant 300 enfants ayant l’âge requis pour le sacrifice. Il n’y eut nul besoin de contrôler les fidèles afin de voir s’ils ne cherchaient pas à soustraire au supplice tel ou tel gamin à la limite de l’âge requis, trop grand ou trop petit pour son âge ; les prêtres au contraire, durent refuser certains des enfants trop jeunes ou trop vieux emmenés par leurs parents zélés. Laab ne voulait pas d’eux. Les enfants déclarés indignes du Dieu repartaient en pleurant, consolés par leurs mères pourtant aussi désolées qu’eux. 

Drusabal était seul pour voir disparaître Sems, car sa femme n’avait pu supporter le choc de la séparation d’avec son fils unique. Apprenant la nouvelle tôt le matin, elle dit à ses femmes d’aller chercher de l’eau et pendant ce temps, elle se donna la mort avec un couteau offert par son mari il y a longtemps. Drusabal était décidé à se venger et il se le promit alors même que la hache du prêtre au crâne lisse et à la robe noyée de sang de centaines de victimes s’abattit mécaniquement sur le cou de Sems. Drusabal se mordit les lèvres, puis il fit venir Enkur le Seigneur du Nord, l’autre mal-aimé de la contrée. Ils unirent leurs forces ce soir-là en un plan terrible. 

Enlil ne reverrait plus jamais ses enfants. 

Chapitre Quatorzième 

« Les quelques pages de démonstration qui vont suivre tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. » Boris Vian, avant-propos à l’écume des jours 

_ Ouhad hahwa baïda amol marouf ! demanda Harm au garçon du St Georges qui apporta quelques instants plus tard une décoction de fleur d’oranger propre à calmer même les plus acharnés des archéologues. 

La suite des événements était difficile à connaître avec précision sur les colonnes des anciens temples, tant les dégradations des siècles suivants, les pillages des croisés, des mamelouks, des turcs et de tous les autres envahisseurs qui s’étaient succédés dans la région avaient rendu les gravures difficiles à déchiffrer. Une chose est à peu près certaine, sur les 3000 fidèles de Laab peu survécurent. Une poignée d’entre eux seulement. Enlil et tous ses hommes furent massacrés, ainsi que ses alliés de l’Ouest, Munèr et son armée de gardes. Rien ni personne ne fut épargné. Femmes et enfants furent exterminés jusqu’au dernier. Les prêtes également, de peur qu’ils réclament le pouvoir. 

Drusabal et ses hommes, une poignée de survivants, marcha ensuite sur Gubla où il renversa le roi qui n’offrit qu’une résistance de principe, ayant perdu ses alliés les plus puissants et notamment son frère Enlil. L’instabilité dans la région devint chronique. Les enfants d’Enlil, Unli et Hahn, une fois majeurs et aguerris, renversèrent sans peine Drusabal, affaibli par les plaisirs de la cour, à peine 7 ans plus tard. Les courtisans furent tous exterminés. Ces combats préliminaires ouvriront la voie à d’interminables luttes de pouvoir, de religion, voire des deux ensemble sans qu’on puisse bien savoir démêler l’un de l’autre. Il était trop simpliste d’accuser la seule religion car les enjeux étaient ailleurs, et il était faux aussi de dire que ces combats étaient uniquement politiques. La religion servait certainement de refuge, de cache-misère à des intentions moins avouables, et sans doute permettait elle d’ajouter sans autre forme de procès un vernis de respectabilité à des conflits d’intérêts des plus vils. Cette région devint un véritable paillasson pour les envahisseurs de tous poils qui ne manquaient pas de saupoudrer dans ce pays un peu de leurs clans qui y restaient comme en suspension pour ce qui semblait être une éternité. Le crime s’instaura dans la région pour ne plus la quitter, à tel point que celle-ci fut comme absorbée par la normalité d’un état qui ne se nourrissait de la paix que comme opposition à une violence toujours latente. 

Helmut Harm ôta ses lorgnons qu’il plia sans les ranger dans la poche intérieure de son veston. 

Nous nous saluâmes, puis il sortit de l’hôtel pour remonter dans le « Panzer » qu’un voiturier avait placé devant la porte. Je restais quant à moi assis à ma table, où Rita me rejoindrait plus tard, et retournais ma chaise pour voir s’éloigner mon ami, comme une mère surveillerait son enfant qui se rend à l’école, depuis le pas de porte de la maison. 

Mon ami me fit signe en démarrant, en passant la main par la fenêtre. La Jeep s’éloigna jusqu’à n’être plus qu’un point à la rencontre du rocher. 

Je ne revis plus jamais Helmut Harm. 

Chapitre Quinzième 

« Since about that time, war had been literally continuous, though strictly speaking it had not been the same war. (…) But to trace out the history of the whole period, to say who was fighting whom at any given moment, would have been utterly impossible. » George Orwell, Nineteen Eighty Four 

B., cité du levant, Août 199X. Je poursuis ma route. Au delà du Saint Georges. 

Le lendemain de notre discussion avec Helmut Harm, la guerre éclatait à la suite d’une querelle entre les émigrés du sud et une faction pro-gouvernementale qui leur était hostile. Ces émigrés avaient été chassés de leurs terres par d’autres hommes qui pensaient aussi y être chez eux ; forcés de mettre leur chez-soi chez d’autres, leurs frères pourtant, ces derniers finissant par les trouver encombrants. 

Enfin, peut-être que cela est faux, que des raisons plus historiquement justes existent, mais quelle est la justesse d’un problème sans solution. Quel problème d’ailleurs ? Celui de B. en 7X, ville emblème des descendants des Cananéens ? Ou celui de ses cousins de Ballymote ou d’ailleurs ? Le problème des hommes qui vivent avec les hommes ? De l’enfer des autres qui ne se résout que dans la mort ? De l’irrépressible besoin de détruire, de s’entre détruire, de casser, de raser, de nier et d’oublier ? 

Douè da bardono ann Anaon ! (Dieu pardonne aux défunts !) pensé-je en moi-même. 

De Laab, de son effigie, il ne resta rien après l’incendie de l’hôtel, qui par ailleurs fut choisi comme cible par les factions rivales postées dans l’hôtel d’en face et qui tiraient sur les combattants installés dans les chambres du St Georges. L’inverse étant vrai également, au bout de quinze ans de conflit, il ne reste que les murs de ces imposantes bâtisses qui étaient si familières à Helmut et à moi. 

Tout disparut également de la mission de Helmut Harm, et sa demeure-musée de J. fut pillée. Des combattants de l’ombre, peu importe de quel bord ils étaient, y pénétrèrent un soir par effraction et y volèrent toutes les statues, toutes les pierres, les tablettes d’argile, les sceaux et autres antiquités de valeur. Ils mirent ensuite le feu à l’ancienne demeure d’Ernest Noran. Ils en brûlèrent les tapisseries moyenâgeuses, les meubles, et parmi eux tous les écrits du fameux archéologue allemand. Aujourd’hui, il ne reste plus rien de ses découvertes, rien de Laab, de son histoire, de celle de ses fidèles aveuglés par la haine. A quoi bon ? 

Quoi qu’il en soit, l’histoire de Laab et des pèlerins de B. ne nous apportait rien hors de la connaissance ordinaire des animaux que nous sommes. Fallait-il ressasser cette histoire et y consacrer une vie pour se l’accaparer dans les moindres détails ? Peut-être pas. Fallait-il l’enfouir au fond de notre mémoire pour en oublier jusqu’à l’impression de sauvagerie bestiale ? Certes non. Cette histoire, il fallait la partager. Et c’est la raison pour laquelle Nathalie et moi, Victor nous ayant heureusement quittés, étions toujours ensemble dans ce café de la Motte Piquet ; entre autres raisons. La patronne, indulgente, s’était endormie sur une table. La musique du petit matin emplissait peu à peu la rue que nous voyions s’éclairer au fur et à mesure de notre discussion. Cette histoire, il fallait la boire, indifférent et révolté, indifféremment révolté ; ironique. 

Chapitre Seizième 

Ce qui suivit l’épisode de J. fut plus bête encore, plus dégradant, en une sorte de spirale infernale et interminable. Les factions se démultipliaient dès 197X pour aboutir à la formation de factions de factions et de factions à l’intérieur de ces factions, toutes affublées de noms plus extravagants les uns que les autres. Les combats furent d’une sauvagerie sans pareil, mais la population civile, habituée au bruit des mortiers et à la présence des morts autour d’eux bougeaient en même temps que la guerre elle-même et s’établissaient plus loin dès que le feu se rapprochait. Paradoxalement, les boîtes de nuit ne furent jamais autant remplies qu’en ces nuits de guerre. Rita et moi y allions souvent profitant de l’absence, qui fut bientôt définitive, du Colonel. 

La religion dans tout cela ? 

Hier, je rencontrai Elie, le fidèle de B.J., le président Chrétien assassiné au début de la guerre. Une longue démonstration sur l’importance d’être Chrétien s’ensuivit. 

_ Voyez-vous mon cher Monsieur, nous ne sommes pas pareils à vos amis du bord de côte. Ceux-là, les français les bichonnent et pourtant, quel respect ont-ils pour les valeurs Chrétiennes ? 

Et ainsi de suite sur l’infamie, mille fois décrite, de toutes les ethnies et toutes les religions qui peuplaient la planète et indisposaient mon hôte d’une manière ou d’une autre . 

Nous en vînmes ensuite à parler de ces fameuses valeurs Chrétiennes, qui pour moi ne sont nullement synonymes de haine ou d’exclusion. Et las des arguments de mon hôte, je sortis de dessous mon col la médaille qui m’accompagne depuis l’enfance. Un chrisme gravé, ceint d’un alpha et d’un omega pour nous rappeler que nous sommes poussière et que, Dieu merci, nous y retournerons ; leçon d’humilité ; toujours oubliée. Voyant ce monogramme, pourtant brodé en grand dans le dos de « Monsieur tout blanc » et symbole de sa propre religion, Elie remarqua, ponctuant ainsi son ignorance de la chose religieuse et des évangiles en particulier : 

_ Vous êtes franc-maçon ? 

Qu’avait-il cherché dans cette guerre sale  (mais en est-il de plus propres) ? Un salut politique, un intérêt personnel ? Etait-il sincère ? S’il l’était, que défendait-il alors puisqu’il s’était élevé au nom de l’inconnu ? Elie n’était pas seul, ni dans son camp, ni dans l’autre camp. Ni dans ce pays ni dans les autres pays. 

Sans doute que pour lui, un certain homme venu nous enseigner l’amour n’était-il qu’un substitut pour un certain chacal dont il ignorait tout autant l’histoire et qui hantait ces régions avant même qu’on invente la croix qu’il revendiquait sans bien la connaître.

 
Chapitre Dernier 

Tôt ce matin là, chassés par les effluves des calvas et des rouges limés consommés sur le zinc, nous sortîmes dans les rues de Paris, en nous tenant par la main, comme si nous avions peur de nous perdre. 

De mon dernier périple je n’ai pas retiré que des histoires de haine déprimantes, loin de là.  D’ailleurs, je n’ai pas tout dit à Nathalie de l’escalade des violences, des revanches, des pays « amis » qui sont entrés dans ce pays, qui en sont sortis, ou qui y sont restés.  Quelle importance ?  Nous pourrions discourir de ces événements pendant des heures sans rien apprendre. 

L’odeur des souks avec leurs carcasses ouvertes dans les rues, en de monstrueuses et nauséabondes expositions de viscères dans la chaleur de l’été ; le café turc offert aux quatre coins du pays, toujours avec amitié, avec les mêmes gestes, sans arrière-pensée, qui que vous soyez ; les mêmes plaintes sur cette guerre inhumaine à laquelle ils avaient sans doute pris part un jour, sans vouloir toujours l’avouer ; un cadavre de chien dans la mer, au pied d’une forteresse croisée baignée par les flots ; et bien d’autres choses encore. 

D’aucuns pourront penser que je dresse de ce lieu un portrait peu engageant fait de meurtres, de saleté, propre à les conforter dans les préjugés communément débités ci et là.  Mais les instants que j’ai décrits ne sont pas marqués par la beauté des cartes postales, et cette laideur qui au premier degré transparaît, ne peut rien enlever à la magie du lieu et de l’instant au delà du sensé, dans une idéalisation qui se laisse prendre à son propre jeu, pour le meilleur et pour le pire. 

Un jour, dans un petit village de montagne dans le corridor de la guerre du Sud, où je m’étais égaré en tendant de rejoindre B. par la route, une famille m’accueillit.  Les enfants, jeunes professeurs, le père enseignant lui aussi, les grands-parents et la vieille dame, soeur du professeur de français de B., qui ne parlait que l’arabe.  Par courtoisie, je disais quelques mots en cette langue.  Nous nous mîmes tous à rire de mon accent, et il est vrai que mes piètres tentatives pour parler cette langue si difficile sont risibles.  De cet endroit dangereux où la guerre fait encore des ravages toutes les semaines, je n’ai pas retenu l’angoisse mais le rire de ces gens qui venaient passer leurs vacances au milieu d’un jardin enchanté, peuplé de fleurs éclatantes et de vigne, sous les tirs croisés des belligérants, qui fusaient au dessus de leurs têtes au moins deux fois par semaine.  Au milieu de cet enfer de feu et de sang, ils avaient préservé ce jardin d’Eden, hors du temps.  Et ils riaient de décrire ces bombes qui passaient au dessus d’eux.  Pas tout à fait sûr de bien les comprendre, je finissais par rire avec eux.  Que ce jardin magique nous serve d’antidote, d’apprentissage du rire et de la jeunesse.  Ici, où tout nous parait si triste sans toujours savoir pourquoi, il n’est pas trop tard pour que les loups des steppes jettent au loin leur fourrure et aillent retrouver la douce Hermine, initiatrice d’hédonisme. 

D’une civilisation, la nôtre, singulière à force de manquer de singularité, stérile par trop-plein de créativité, commune trop commune, rapide trop rapide, où il y a trop de trop, nous ne retiendrons que des choses banales.  De B., dissidente, résistante et arabe, illogique et attachante, je ramène cette teinte de poésie pour repeindre les murs d’une existence que nous avions crue plus sombre. 

En route vers l’Ouest, le trans-suburbien nous parut déjà plus joyeux, et il dansa au milieu de demeures élégantes avant de sauter quelques fois au dessus de la Seine, frôlant les bosquets qui campaient sur des îlots.  Puis il s’envola en des cieux où nous pourrions reconstruire ce que nous croyions détruit.   

 

Yann Gourvennec  ©  1998, tous droits réservés