L'oiseau échevelé

 
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Nul ne sait pourquoi Alfonso Garcia Minaur faisait toujours la tête. Il était taciturne, comme tant de gens aujourd'hui, qui passent leur temps à maugréer, comme ces bavards qui dans les autobus, invectivent des architectes inconnus en disant: 

_ Ils auraient pu mettre des HLM sur la place de X au lieu de laisser toute cette verdure inutile. 

Ce sont ces mêmes gens qui, plus tard, alors qu'ils passeront devant les jardins fleuris de la ville de Z, se plaindront du manque d'espaces verts. La critique facile fait partie de notre manière d'être, et Garcia n'y coupait pas. 
La caserne de la ville de Z était une porcherie, et il y mangeait mal, mais ses critiques acerbes n'étaient d'aucune utilité pour la modification de la situation, n'ayant pour effet que de le rendre encore plus bougon et renfrogné. Ce matin-là, il conduisait un clochard au bureau des décorations. Il faisait froid et cela n'avait aucune influence positive sur son caractère. Le vent s'engouffrait dans la cour de la chancellerie, et Garcia sentait les revers de sa vareuse flotter autour de lui. Il avait été réveillé par la sonnerie de l'accueil qui avait retenti dans la guérite où il tentait de se réchauffer. 
Il avait sursauté. En râlant il s'était traîné jusqu'au guichet après s'être replongé dans la froidure du hall du vieux bâtiment. 
On lui avait alors désigné une personne à l'apparence assez douteuse. Il l'avait tout d'abord dévisagée, mais il ne s'était pas rendu compte immédiatement qu'il s'agissait d'un vagabond. Un homme, à moitié caché derrière un hygiaphone et une épaisse moustache venait de glapir un ordre: 

_ Conduisez ce monsieur au bureau des décorations ! 

Ce n'est que lorsque le monsieur en question ouvrit la bouche pour éructer, que Garcia saisit à qui il avait affaire. Garcia, qui n'était pourtant pas tendre avec les autres ne méprisait pas les clochards. Il essayait de comprendre pourquoi ces gens en étaient arrivés là. Il ne les jugeait pas comme s'ils avaient subitement attrapé la maladie honteuse, et peut-être contagieuse aux yeux de certains, qu'on appelle pauvreté. 
Il s'érigeait plus volontiers en observateur impartial. 
Ce jour là, tout était différent; il devait prendre parti. Car il accompagnait l'un d'eux. Certes, il n'y pouvait rien, mais les gens, eux, ne se faisaient pas prier pour juger le clochard, ni pour établir des comparaisons avec Garcia. 
Tout cela lui faisait l'effet d'une promenade au bras d'une prostituée. Il se sentait inclus dans le regard des personnes qui se massaient à l'accueil. Et c'est cela qui sans doute le poussait à éprouver une certaine sympathie pour cet homme. 
Alors il les regardait, eux, les sans histoires, les irréprochables, les gloires de la société bien pensante. Parmi eux, il y avait sûrement des maris infidèles, des femmes volages, des alcooliques(discrets, ceux-là), des escrocs, et peut-être même qu'aucun d'eux ne pouvait se vanter d'être honnête à défaut d'être aimable. 
Combien d'entr'eux avaient abandonné leurs enfants, trahi leurs amis, leur pays peut-être? 
Mais il savaient sauver les apparences, et il compte plus de bien paraître que d'être sincèrement. Et lui, Alfonso Garcia Minaur, n'avait-il rien à se reprocher? 
IL préférait ne plus y penser et, à l'intérieur de lui-même, il s'imaginait au moins aussi pauvre que le clochard. Il mena la marche et conduisit l'homme à l'escalier R. L'escalier R était un escalier comme les autres, et pourtant Garcia se rendait compte que, pour l'homme, son ascension avait tout l'air d'une expédition. Pour justifier la lenteur de déplacement qu'il imposait à Alfonso, l'homme répétait sans cesse la même phrase : 

_ Pas si vite, Monsieur, j'ai fait la guerre de B, j'ai été blessé, moi, je viens chercher ma médaille. 

Il se tenait ferme à la rambarde de peur de tomber et il soufflait si fort, que les effluves d'un vin grossier parvenaient jusqu'aux narines de Garcia. Ils grimpaient tous les deux l'immense escalier, marche par marche, et Garcia atteint le premier le deuxième étage. Garcia demanda son chemin et on lui indiqua le quatrième étage après avoir lancé un regard réprobateur en direction du clochard. L'homme qui venait de donner le renseignement ajouta avec un air qui reflétait plus le dégoût que la surprise : 

_ Vous emmenez ça au bureau des décorations? 

Garcia n'ajouta rien à cela. Il se détourna et reprit l'ascension du grand escalier. Le clochard avait profité de cette station au deuxième étage pour le rattraper. C'est donc ensemble qu'ils marchaient, côte à côte, le clochard et Garcia, dans une entente secrète contre le monde qui les entourait, avec sa médiocrité, et sa petitesse payée au mois. 

Il se passa encore une éternité avant que les deux hommes atteignent le troisième étage. Passé le palier, alors que Garcia s'était attardé pour rallumer sa cigarette, un gendarme le retint par le bras. Il tira Garcia à l'écart en lui présentant un sourire complice comme s'il ne faisait aucun doute qu'il se rangerait à ses côtés. Cette complicité était acquise par avance; du moins était-ce ce qu'il pensait. 

_ C'est vous qui conduisez cette loque au bureau des décorations? 

_ Oui. Répondit Garcia sans relever, alors qu'il s'apprêtait à reprendre sa cigarette tombée par terre. 

_ Qu'est-ce qu'il vient faire ici? Demanda à nouveau le gendarme sur un ton plus que pressant qui faisait que la question ressemblait étrangement au glapissement des sergents instructeurs. 

_ Il vient chercher sa médaille. Il a été blessé à la guerre de B. Le gendarme fit alors une moue tout à fait significative. 

_ Mais enfin, on ne va tout de même pas faire entrer ça dans les bureaux! 

Les bureaux! Cette entité mystérieuse et empreinte de grandeur pour tous ces gendarmes mobiles qui n'y mettent jamais les pieds mais qui les gardent, les surveillent, les défendent contre toutes les agressions possibles et imaginables. Garcia ne se démonta pas. 

_ Il vient chercher sa médaille. Répéta-t-il sur un ton traînant, plus préoccupé par sa cigarette que les questions inquisitoriales du gendarme. Il ajouta : 

_ Si ça lui fait plaisir! Vous pouvez comprendre cela, vous qui êtes du métier. 

Garcia rattrapa le vagabond qui l'attendait au milieu de l'escalier, l'ait perdu. 

_ Venez avec moi. Dit Gracia 

Ils se hissèrent jusqu'au quatrième étage. Là crépitaient les machines à écrire du bureau des décorations. Garcia et le clochard s'engagèrent dans un corridor. De chaque côté se trouvaient, tous les deux mètres, des portes vertes et tristes. Derrière elles, on pouvait imaginer les gros bureaux gris et les hommes à lunettes qui les habitaient. 

Garcia poussa une porte sur laquelle était inscrit : «Réception des décorations». Deux hommes s'y querellaient à propos du décoré ref/IOII/2250/IMP/2237 qui avait omis de mentionner la date de naissance de sa première épouse. Le dossier avait en outre été mal transmis et le préposé(ou celui qu'il identifiait comme tel plus exactement) avait oublié de tamponner son dossier «A transmettre» sur toutes les pages. Il en déduisit qu'il s'agissait d'un problème important et il laissa parler l'homme qui était assis derrière le bureau et qui avait posé ses lunettes d'écaille sur le sous-main en plastique. Le responsable signifia à Garcia qu'il n'avait plus besoin de lui, et qu'il allait «s'occuper de Monsieur». 

Garcia referma donc la porte et reprit son chemin. 

Il se perdit un peu avant d'arriver sur le palier du quatrième étage. Il s'aperçut alors que l'escalier avait été comblé, ce qui voulait dire sans nul doute qu'il était muté au bureau des décorations, et qu'il lui fallait prendre immédiatement ses nouvelles fonctions. Il regarda par la fenêtre, et vit un oiseau échevelé qui le fixa de ses grands yeux bleus avant de redresser son vol pour éviter l'horloge du bureau des décorations. Garcia entendit alors le bruit d'un choc terrible suivi d'un long cri. Il se rapprocha de la fenêtre pour mieux voir. L'oiseau était étendu dans la cour de la chancellerie et le gendarme du deuxième étage se penchait pour le ramasser. Il vit à ce moment que le gendarme tenait l'oiseau par les pattes. Les plumes de l'animal étaient redevenues dociles. Sa tête traînait dans les flaques noirâtres qui s'accumulaient dans la cour, alors que ses yeux fixaient désespérément le ciel abandonné par le soleil. Garcia vit le gendarme qui mettait l'oiseau dans l'une des énormes poubelles de la chancellerie. Il se dirigea ensuite vers le poste de garde, sûrement pour remplacer Garcia qui venait de changer de service. Il regagna le bureau de la réception des décorations. 

Au grand homme anguleux qui avait rechaussé ses lunettes, il dit : 

_ A votre disposition, chef! 

L'autre ne répondit rien. Le clochard n'était plus là. L'employé lui aussi avait disparu. 
Garcia se souvint alors que de grandes poubelles décoraient le couloir du bureau des décorations. 
 
 

 

 
 

Yann Gourvennec  ©  1998, tous droits réservés